SANG D'IRAH

SANG D'IRAH

Il est fortement question que ce roman ressorte aux éditions SYLVIUS courant 2017/2018 sous forme de feuilleton audio.

(1ère édition : 2005, éd. Nestiveqnen. 2ème édition : 2010, éd. du Pré aux Clercs)

À tous les lecteurs, proches ou inconnus, qui ont plaidé la cause de Duncan tout au long de la lecture des trois volumes de la Chronique Insulaire. À ceux-là je dis : vous vouliez tout savoir de l’homme avant qu’il ne soit prisonnier de sa légende et de son épitaphe ? Voici donc la Geste de Duncan, ses colères, ses amours, ses guerres, ses amitiés, son sang, jusqu’à son arrivée sur « L’Échiquier d’Einär ».

 

Ce gros roman est le fruit d’un certain « harcèlement » subi à l’époque de la Chronique Insulaire, de la part des lecteurs. Il y est question d’un personnage qui hantait ces trois volumes. Hanter, c’est bien le mot. Duncan d’Irah était omniprésent, mais il était mort. Son souvenir, son reflet, son spectre ou plutôt ce que la légende avait fait de lui après sa disparition, se trouvaient à toutes les pages, figure stéréotypique du héros arthurien élue par les dragons pour arpenter éternellement leur mémoire collective. Bien sûr, si j’aimais moi-même le roi d’Irah depuis belle lurette et connaissais toute son histoire par cœur (la vraie, pas celle de la légende), je ne l’avais placé sur mon échiquier que pour mettre en perspective mes anti-héros, d’autant que le protagoniste principal, Akhéris, n’était autre que le petit-fils de Duncan.
La Chronique Insulaire fourmille de personnages, et voilà que c’était celui-ci, mort dès les premières pages, qui titillait le lecteur. C’est le risque, quand on laisse en suspens des « avants » et des « ailleurs » prometteurs…
Voici donc la préquelle (quelle horreur, cette expression !) de l’Echiquier d’Einär, La Clef des Mondes et le Roi Repenti. Sang d’Irah, le sang qui irrigue les veines et qui rassemble, qui unit, le sang des racines, le sang chaud des coups de gueule, des coups de foudre, celui des champs de bataille, celui dont dépend la survie des Trolls lycanthropes…
Il sera suivi d’un second volet, consacré celui-là à Akhéris : L’étendard en lambeaux
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LES PREMIERES PAGES

PROLOGUE

L’odeur était suffocante, après l’air pur et glacial de l’extérieur. L’Orkazien réprima une moue dégoûtée et s’engouffra dans la grande salle que lui dévoilait le garde en soulevant les fourrures. Les lieux empestaient le suint, la viande de mouton et l’urine. Des flambeaux, piqués dans la voûte irrégulière de ce qui restait une caverne, jetaient une lumière incertaine sur les parois, remplissant la pièce d’ombres mouvantes et de recoins ténébreux. Des formes, tapies autour de braseros rougeoyants, échangeaient des grondements hostiles et des petits cris à la fois plaintifs et interrogatifs. Des yeux noirs brillaient, dilatés par l’obscurité, accompagnés par le fade éclat des poignards en os qu’on tirait à moitié des fourreaux pour prévenir l’intrus de la précarité de sa situation.
L’Orkazien s’en fichait bien. Il avait traversé tout Nopalep pour parvenir jusqu’ici, et cet accueil ne l’étonnait pas de la part des Trolls à Tête de Lupin. Ils étaient conformes à leur légende et à leur monde fait de gorges vertigineuses, de cataractes de glace, de gouffres et de sommets inaccessibles, mais surtout des effrayantes ténèbres de Tol, leur cité troglodytique. Si quelque chose devait impressionner Zoryal, l’envoyé de l’Homme-Dieu d’Orkaz, ce ne pouvait être que cette nuit profonde, ce deuil solaire n’en finissant pas, et ce froid mordant et stérile de la haute Kurstanie.
Les Trolls, en eux-mêmes, ne signifiaient pas grand chose pour lui. Il comprenait pourquoi son maître en appelait à eux pour refouler les Nicéens vers les anciennes frontières du Royaume Vert, c’était suffisant. L’accablante misère du peuple de la nuit ne pouvait que le rapprocher de celle du Désert Sacré. Qu’importait, dès lors, que leur civilisation respective et leur essence fussent aux antipodes les unes des autres ? Leur ennemi et l’injustice naturelle qui les frappait portaient le même nom : Nicée.
Serrant son poncho fourré autour de ses épaules, Zoryal foudroya du regard les petites pattes crasseuses qui se tendaient vers lui pour palper ses vêtements. Elles restèrent un instant suspendues dans la pénombre, hésitantes, puis disparurent. Il aperçut vaguement sous une tête de loup desséchée les joues creuses noircies de favoris frisottants d’un jeune mâle à l’œil brillant, et l’éclat d’une canine sous des babines retroussées. Sous son ample habit de voyage, l’Orkazien crispa le poing sur la poignée de son kriss. Son guide se retourna en grognant pour le presser d’avancer et lui montra le chemin d’un mouvement du menton. Par l’embrasure irrégulière, une lumière plus chaleureuse palpitait. Une Trollette à peine sortie de l’adolescence à en juger la couleur gris clair du pelage qui couvrait ses membres et une partie de son visage, souleva les peaux avec un bâton. Lorsque Zoryal franchit le seuil, elle cracha sur son passage avant de lâcher les tentures malodorantes.
Refoulant sa colère, l’envoyé d’Orkaz affronta l’antichambre de Tol, la cité troglodytique de l’empereur kurstanais. Deux Trolls gigantesques gardaient la grande porte de bronze. Ils étaient différents de ceux qu’il venait de voir : beaucoup plus massifs, ils portaient de rutilantes cottes de mailles façonnées dans un métal sombre aux reflets bleutés, les couvrant jusqu’à mi-corps. Des chausses de cuir et d’épaisses bottes fourrées dépassaient de cette longue tunique aussi fluide que de la soie mais plus robuste que l’acier. Leur face de loup était cachée par un casque qui en rappelait les traits de façon saisissante…


Première Partie :
“Le Grand Partage”
CHAPITRE 1
An I

Empire de Kurstanie, nord de Nopalep.

La boue suçait les sabots et giclait en grandes gerbes pâles sur les flancs des chevaux et dans le dos des cavaliers. Ils étaient plus de cent. Dans la morne lumière de l’après-midi hivernal, soulevées avec peine par le vent de la course, les pelisses grisâtres et crottées qui couvraient leurs épaules paraissaient faire corps avec eux. Les capuches, cousues dans les têtes desséchées des loups auxquels avaient appartenu les fourrures, leur donnaient des allures monstrueuses que venait encore renforcer le terrible vacarme de la cavalcade.
Ils avançaient en ligne, couvrant le défilé sur toute sa largeur. L’ombre gigantesque des grandes falaises glacées ne paraissait pas les effrayer. En fait, aucune émotion ne troublait leurs traits. Ils avaient tous ce même regard concentré et luisant qu’accentuaient des tatouages bleus et rouges. Le vent avait fini par craqueler les peintures tribales couvrant leurs joues, leurs cuisses et leurs avant-bras. Le pelage souillé de leurs montures courtes sur pattes, robustes, était badigeonné des mêmes spirales grossières. Une trompe résonna dans les causses, au-dessus d’eux, à laquelle ils répondirent en poussant à l’unisson un hurlement lugubre un peu haché par le galop des bêtes. Le ciel anthracite marbré de nuées rougeâtres était désert. À perte de vue, il n’offrait aux regards que son néant ombrageux, comme si les oiseaux avaient jugé plus prudent de s’écarter du trajet de la horde kurstanaise. Des ombres se profilèrent sur ce contre-jour austère, en haut des falaises bordant le défilé. L’une d’elles s’arc-boutait sur une énorme corne torsadée posée sur un trépied osseux. Une autre, plus massive, les poings sur les hanches, baissait un regard féroce sur les cavaliers. Ils lui ressemblaient. Lorsqu’ils atteignirent la grande grille barrant l’accès du tunnel, là où le ravin se heurtait brutalement à la muraille rocheuse, elle éclata de rire et fit un geste vers le sonneur. La trompe mugit de nouveau, presque gaiement, et la herse commença à se soulever dans un bruit de chaînes et de rouages mal graissés.
L’ost kurstanais s’engouffra sans hésiter dans la gorge enténébrée. La barrière retomba brutalement, et la cavalcade souterraine résonna longuement dans le défilé désert. Du haut du plateau, le grand Troll suivit des yeux le trajet invisible de ses soldats. Un rictus dévoila sa denture pourrie et ses gencives engorgées de sang. Il se détourna du ravin au moment où le premier cavalier jaillissait du sol herbu et plan, à une centaine de pas de là, par un trou libérant la route pavée souterraine.
– Ola ! fit-il en levant les mains devant la bête écumante.
– Ola, Sérénissime Mosq’ân Varh ! répondit le soldat en tirant fermement sur les rênes, tandis que ses compagnons surgissaient un à un derrière lui en s’efforçant de resserrer les rangs.
– Que se passe-t-il au delà de mes regards, là où mes terres échappent à ma vigilance ?
– Grand Padoue , les flancs des Monts Minhiriaths se clairsement, et il n’est plus une forêt dans la lisière franche qui ne gémisse du départ des Esprits de la Meute. Les Hommes ne se contentent plus de venir piller nos villages, ils dépouillent nos terres et les jalonnent de leurs monstres de pierre…
– Assez, j’en ai suffisamment entendu. Ainsi donc, ce qu’est venu nous raconter l’émissaire rouge était vrai : la sorcière n’aura de cesse qu’il ne reste rien de Nopalep, sinon un vaste empire dévolu à son sceptre. C’est entendu, elle aura ce qu’elle demande. Nous allons rompre le serment prêté jadis par nos ancêtres auprès des Esprits, et reprendrons notre dû. Nous avions scellé un pacte avec les esprits premiers : nous restions dans notre austère pays de glace et de boue, nous laissions les êtres chétifs et blancs qui avaient envahi notre île prospérer quand nous aurions pu tous les exterminer comme des puces dans un brouet et vivre à notre aise. En échange, on ne nous chassait plus comme des bêtes, on nous laissait en paix, avec nos trésors et nos secrets. Beaucoup d’Hommes croient que nous ne sommes qu’un mythe. Demain, ils pourront lire la vérité dans les auspices de leurs propres viscères.
L’empereur Mosq cracha par terre, à droite, à gauche, et derrière lui, du côté du sud. Il avait parlé avec calme, mais ses yeux brillaient d’une fureur qu’il partageait visiblement avec les siens. Une bourrasque rasa l’herbe malingre du plateau, et parut donner vie à la tête de loup qu’il portait. Sa barbe et sa chevelure se mélangèrent au pelage gris brun. Il renifla, et conclut :
– J’ai décidé de répondre favorablement à la demande de l’Homme Rouge. Son peuple avant le nôtre a subi les exactions de cette chienne. À nous deux, nous allons régler le problème. Ensuite…
Il ricana, et la lumière métallique de ce milieu d’hiver frappa l’une de ses canines.
– Ensuite nous achèverons notre œuvre : aucun Homme, qu’il soit blanc ou rouge, ne restera sur Nopalep. Les idoles sacrilèges seront abattues, et nous réchaufferons les glaciers de Kurstanie en les brûlant. Cela ne nous rendra pas nos arbres, mais cela honorera les esprits, et ils reviendront.
La horde renversa la tête et se mit à hurler avec son chef. Tout l’ost se frappait le poitrail houssé de maille avec le poing, et l’ensemble résonna, lugubre, jusqu’aux contreforts de Tol. Le sonneur prit une grande inspiration avant de s’arquer sur son instrument pour joindre à ce concert le souffle par lequel la voix intérieure était censée manifester la volonté des Trolls auprès des Esprits de la Meute.